Craquer sans coco ni couilles
On parle d'oeufs, du steak de Pierre et d'Yves-François et de tortillas.
Depuis quelques semaines, je estoy chateando avec Aurora trois matins par semaine. Aurora est patiente et souriante. Elle habite à Granada, a l’accent de María Barranco dans Mujeres al borde de un ataque de nervios et j’envie la lumière généreuse qui baigne son salon. Je l’ai trouvée via Preply, une sorte d’Airbnb linguistique (sans la gentrification) fondée par des Ukrainiens en 2012. Ces temps-ci, on pratique pas mal le passé, mais on jase aussi. Sans surprise, on s’est mises à parler de cuisine et de véganisme.
Elle me disait (et je traduis librement!) qu’elle peut s’imaginer ne pas manger de viande mais qu’elle ne pourrait pas se passer d’oeufs, surtout dans les tortillas. J’ai essayé de lui expliquer que c’était assez facile de remplacer les oeufs dans pas mal toutes les recettes, notamment grâce à la farine de pois chiches. J’avais oublié le mot garbanzo, je lui ai dit en anglais et la conversation s’est poursuivie.
Je comprends Aurora d’avoir du mal à s’imaginer un monde sans oeufs. Ils sont partout et paraissent inoffensifs. Cette semaine, La Presse nous apprenait justement que la consommation d’oeufs a bondi de 10% au Québec au cours de la dernière année.
Qu’est-ce qui explique cette croissance ? On peut penser à l’immigration qui amène ici des gens qui consomment leurs oeufs autrement que dans le brunch du dimanche, mais aussi à l’obsession des protéines avec la popularité des régimes paléo et kéto qui prônent une alimentation riche en protéines et faible en glucides. Tout coûte plus cher à l’épicerie, mais au Canada, grâce à la gestion de l’offre, l’oeuf demeure la source de protéines animales la moins chère.
Des oeufs crus pour sauver l’homme blanc
C’est plate de toujours devoir y revenir, mais la montée de popularité des œufs n’est pas qu’une question de brunchs et de protéines : la manosphère aussi y a mis son empreinte.
Parmi ses figures de proue, il y a Raw Egg Nationalist — pseudonyme de Charles Cornish-Dale, un Britannique formé à Oxford, aujourd’hui influenceur d’extrême droite. Il fait la promotion d’une alimentation fondée sur les œufs crus et la viande rouge, qu’il présente comme la clé pour restaurer une masculinité "authentique" et échapper à l'effondrement supposé des sociétés occidentales. Il est obsédé par l’idée que l’alimentation industrielle, les régimes végétariens et les valeurs progressistes conspirent pour affaiblir les hommes.
Cornish-Dale est aussi rédacteur en chef du magazine Man’s World, une publication qui mêle musculation extrême, nostalgie des années 1950, et idéologie masculiniste sous couvert d'ironie culturelle.
Son livre, Raw Egg Nationalism in Theory and Practice, obtient cinq étoiles sur Amazon et compile recettes, diatribes contre la modernité et appels à un retour à une virilité "pure".
S’il a percé au-delà des cercles confidentiels, c’est en partie grâce à The End of Men, un documentaire produit par Tucker Carlson en 2022, qui met en scène sa vision du monde — où se côtoient nationalisme blanc, théories du "Grand Remplacement" et fantasmes de renaissance masculine par la viande rouge et l'entraînement brutal.
Quand on regarde Charles Cornish-Dale et ses œufs crus, on a envie de rire. Mais c’est quelque chose qu’il faut prendre au sérieux. Ces idées ne restent pas confinées à quelques coins sombres d’Internet. Le canal Raw Egg Nationalist sur TikTok a plus de 13 millions de posts. La manosphère défend la domination comme une vertu et infuse la culture populaire, façonne des imaginaires, banalisent la violence. Et encourage la consommation d’oeufs!
Si ces questions vous intéressent, il y a ma préface à la dernière éditions de La politique sexuelle de la viande.
Pourquoi c’est un problème les oeufs?
C’est dur de voir la souffrance et la violence derrière un oeuf. Après tout, les poules ne pondent-elles pas “naturellement”? Je ne vais pas vous refaire le speech que j’ai déjà fait mille fois, mais faut savoir qu’au Québec, la plupart des poules pondeuses vivent entassées dans des bâtiments industriels, sans jamais voir de soleil. Même en élevage dit “en liberté” (qui ne veut pas dire grand chose d’autre qu’elles sont pas dans des cages), elles sont souvent débecquées — on leur coupe une partie du bec pour limiter le picage dû au stress. Et le truc dont on ne parle pratiquement jamais, c’est que les poussins mâles, eux, sont broyés ou gazés dès la naissance parce qu’ils ne pondront jamais et qu’ils n’ont pas la bonne génétique pour devenir des poulets de chair.
Quand la production des poules pondeuses décline, après un an ou deux, elles sont envoyées à l'abattoir. Pour en savoir plus, cet article du Devoir paru en 2023.
Dès que je parle de poules, je pense à Tommy qui a passé plusieurs mois avec moi à la SPCA de Montréal. Tommy a été trouvé poussin et est devenu un coq au refuge, parmi les rencontres d’équipe et les agrafeuses (qu’il adorait). Il est rapidement apparu évident que, contrairement à moi, Tommy était heureux lorsqu’il était le centre d’attention. Il est ainsi devenu porte-parole par la force des choses et m’accompagnait partout, tant dans une réception officielle à l’hôtel de ville (faire cocorico dans un micro, c’est quand même assez fun), qu’à la télé ou dans des soirées avec les donateur·trice·s. Tout le monde adorait Tommy. Comme modèle de masculinité, Tommy est pas mal plus cool que Charles Cornish-Dale. Mais surtout, quand on regarde une douzaine d’œufs, il faut penser Tommy, un poussin mâle qui, n’eut été d’une série d’erreurs et de hasards, aurait été broyé dès la naissance. Il faut aussi penser à sa famille qui n’a jamais vu de lumière du jour. C’est tellement d’horreurs évitables.
Tortilla sans oeufs
Je dis que c’est des horreurs évitables parce que c’est facile de se passer d’oeufs, à tout le moins pour plusieurs d’entre nous. Même pour faire des plats traditionnels comme des tortillas!
Déjà, la tortilla espagnole, celle avec les patates et les œufs, n’a rien à voir avec la tortilla mexicaine faite de maïs ou de blé. Elle serait née au début du XIXᵉ siècle, pour nourrir rapidement et pas cher des troupes ou des familles pauvres, à une époque où les pommes de terre venaient à peine de s’installer dans les cuisines européennes. On n’est pas trop loin de la truffade auvergnate, de la frittata italienne ou du rösti suisse.
Aujourd’hui encore, la tortilla de patatas reste un pilier de la cuisine populaire espagnole. Elle est présente dans presque tous les bars à tapas, et on va la manger au petit déjeuner, en sandwich comme snack et même comme plat principal avec une salade.
J’avais un reste de Just Egg au frigo et j’ai décidé de tester la recette de tortilla proposée directement sur le site. On est vraiment proche des techniques traditionnelles. Oui, ça prend beaucoup d’huile mais au moins, vous allez en récupérer une partie (et surtout, les kétos vont être contents). Tourner est un petit défi - pensez-y quand vous allez choisir la taille de votre poêle. Mais surtout, c’est vraiment très, très bon. Une autre option est d’utiliser de la farine de pois chiches avec de l’eau comme ici.
Omelette de pois chiches
Un avantage des oeufs est que ça permet de se faire une omelette pour avoir un repas nourrissant rapidement. Ça m’a pris des années avant de réaliser que je pouvais faire exactement la même chose avec de la farine de pois chiches. Pour la même quantité de protéines.
Ma recette préférée est celle de Patate et Cornichon (qui lance justement la version Android de sa super app ce week-end). La liste d’ingrédients est simple : de la farine de pois chiches, de l’eau, du curcuma, du sel et du sirop d’érable. Vous pouvez même vous faire ça en camping !
Des chefs et du steak
Au débat des chefs en français, Pierre Poilievre a affirmé que le boeuf canadien était le meilleur au monde, ce à quoi Yves-François Blanchet a répliqué que le bœuf bio québécois n'est pas mal non plus. Pas surprenant, mais rappelons-nous que le bœuf, même biologique, reste l’une des pires pratiques pour l’environnement : il émet en moyenne 20 à 60 fois plus de gaz à effet de serre par calorie produite qu’une culture végétale, car l’étiquette « bio » ne réduit ni les émissions de méthane ni l'énorme utilisation des terres (Poore & Nemecek, Science, 2018).
Jusqu’à la semaine dernière, c’était à ma connaissance la seule mention des animaux en campagne électorale.
Il faut remercier Animal Justice, World Animal Protection, la SPCA de Montréal, Vancouver Humane Society et BC SPCA qui ont organisé un débat sur la question.
Bonne nouvelle, Parti libéral du Canada, le Nouveau Parti démocratique, le Parti vert du Canada et le Bloc Québécois se sont positionnés en faveur d’une interdiction de l’élevage d’animaux pour leur fourrure. Ils se sont aussi dit favorables à l’interdiction de la garde en captivité des éléphants, grands singes et grands félins. Le PC a refusé l’invitation.
Merci à la SPCA de Montréal pour ce résumé des engagements:
Le climat est-il perdant avec des élections tous les quatre ans?
Avant de regarder ce bref reportage de Marianne Desautels-Marissal pour Radio-Canada Environment, hier, j’aurais eu tendance à dire oui. Pourtant, des solutions existent pour aider les gouvernements à penser et agir pour le long terme. Des solutions qui n’exigent pas une grande réforme de nos institutions. On nous présente ici l’exemple du Royaume-Uni et ça me donne un peu d’espoir pour l’avenir. Je vous laisse avec ça!